L’arôme de mon allongé flotte paresseusement jusqu’à mon nez et mon regard se porte de nouveau vers la place publique. La Plaza Del Sol à Madrid est somptueuse. Cet espace protégé de la misère et de la désolation de la ville, riche de touristes et de marchands aux cheveux de jais et au tempérament de feu. Une oasis superficielle de joie et de relaxation auquel je me prête pendant un instant.
J’observe minutieusement la vie qui habite cet atoll de pierre. C’est ce que je suis; une simple observatrice. Je nourris ma mémoire de vos expériences et de vos vies, que j’imagine en vous regardant de loin. Aujourd’hui dans la Plaza, cette faune multicolore interprète son plus grand rôle devant sa spectatrice la plus enthousiaste.
Je prends quelques minutes pour ressentir le lieu, y voir toute sa beauté, ses odeurs et sa chaleur.
Des murs de pierres, sertis de grandes fenêtres à volets entourent cet îlot, cette ouverture dans le ciel bleu d’après-midi. J’image aisément les appartements espagnols que dissimulent les lourdes tentures des fenêtres. Des plafonds hauts, majestueux, décorés de moulures dorées; des tableaux d’hommes à l’allure sévère et à l’expression énigmatique sont accrochés sur les murs. De grands tapis colorés reposent sur les lattes de bois vernis. Richesse et aisance ont une vue enviée sur la place publique.
Au centre de la place, une fontaine de marbre vert, verse ses eaux dans un bassin arrondi. La représentation d’un champion de jeu se dresse, fière et nue au beau milieu du bassin. Armé de son arbalète, il semble défier les badauds qui jettent des sous à souhait dans l’eau trouble à ses pieds.
Près de cette foule éparse, ma mémoire dérive vers d’autres lieux, d’autres pays. D’une ville à l’autre les gens sont si différents et si pareilles à la fois, les comportements, souvent stéréotypés, dignes d’un film de série B. L’humour de ces comportements m’emportant comme un cadeau joyeux. J’aime à croire que nous sommes tous semblables, que les émotions qu’ils ressentent sont aussi les miennes.
Des gens parlent fort et gesticulent, d’autres rient, certains chuchotent où se taisent. Un couple dans la cinquantaine déambule dans la place. Je m’amuse à deviner leur nationalité. Leurs bas blancs dans leurs sandales de cuir, les ont un peu trahis et on fait apparaître une lueur amusée dans mon regard. Ce sont ces petits riens qui animent mes observations. Je cache mon sourire dans une gorgée de café.
Près de moi, sur la terrasse, un beau jeune homme se dresse près de sa dulcinée. Il tend à celle-ci une fleur rougeoyante et murmure un pardon contrit pour la faute qu’il a commise. Sa bien-aimée pince un peu les lèvres et détourne les yeux mais on devine, à sa piètre mimique boudeuse qu’elle ne sera pas fâchée très longtemps. En attendant d’être de nouveau dans les bonnes grâces de sa belle, le charmant frivole observe avec un regard de convoitise une demoiselle qui passe, vêtue d’une robe blanche qui virevolte sur ses mollets.
Le son aigu d’une trompette fait vriller les tympans. Un clown avance de façon hasardeuse vers la grande fontaine, affublé de tout son attirail bringuebalant. Il fait une petite gigue et caracole légèrement. D’une voix forte et chantonnante il nous annonce qu’il sera le clou de la journée, il nous récitera des proverbes et des poèmes, des histoires vraies et de beaux mensonges. « Mon récit sera la branche noire qui fait un coude dans le ciel. » affirme-t-il sérieusement. Il crie son discours à tue-tête, indifférent à nos oreilles délicates. Il clame l’amour et l’humour, ce poète rigolo, et j’ai plaisir à contempler cette toile animée de sa présence.
D’autres éclats de voix attirent mon attention, des marchands de rue croisent le fer pour l’espace qui leur est attribué. Ils s’enlisent dans les sables mouvant d’une discussion orageuse, le ton monte et percute les murs imperturbables de la Plaza. La violence semble crépiter au-dessus de leurs têtes pendant un instant. Ils gesticulent comme des pantins en colère. Puis, comme on éteint une bougie, la flamme est soufflée et le calme revient. On se sert la main, et malgré quelques regards torves, la paix semble revenue.
Un homme trapu, marchant avec peine, suant à grosses gouttes sous la chaleur de l’après-midi, s’emmêle dans ses lacets de chaussures et s’étale de tout son long sur le sol. Il rit à gorge déployée pendant qu’on l’aide à se relever. Il n’a pas semblé choqué de s’être donné en spectacle au contraire : il se tourne un instant en dérision puis repart de son pas lourd.
Il fait chaud et le soleil nourrit les visages fatigués d’un sourire béat, satisfaits. Je reste là satisfaite moi aussi, heureuse de cette simple chaleur estivale. Le café est bon, la chaise ou je siège est inconfortable mais le paysage est si beau. Je vogue sur les eaux vives de cette foule chaleureuse et disparate. Dans ce pays de soleil incandescent il m’est impensable de retourner tout de suite à mon hôtel. Dans l’immense feu blanc qui me sert de chambre, l’air manque, l’air demeure aride. La chaleur y serait étouffante et intolérable. Je préfère contempler pour l’instant cette vie mouvementée.
Le soir tombe tendrement sur nous et mon café est depuis longtemps devenu froid. Sur les tables des terrasses et accrochées aux murs des bâtiments, des lueurs fébriles apparaissent une à une, comme une multitude de mouches à feu, un lampiste échassier tend sa flamme vers les mèches des chandelles et des lanternes. La Plaza se prépare pour sa soirée.
Les ombres traces des lignes noires sur les mains flétries d’une vieille femme qui vend des fruits. Ses cheveux gris tressés de fins fils noirs, ancienne couleur de jeunesse, encadre son visage parcheminé. Elle est si discrète que je l’avais à peine remarqué. Elle se tourne lentement vers moi, ses prunelles délavées par l’âge, croisent les miennes. Un lent sourire flotte sur ses lèvres. Comme moi, elle est une observatrice. Nous nous sommes reconnues et comprises en un instant. Son regard dérive de nouveau vers la place, reprenant sans tarder le cours du spectacle qui s’offre à nous.
Comme j’aime vous regarder, étrangers. Je suis l’importune de service, prédatrice de vos émotions. Je suis celle qui observe et qui retient immanquablement son souffle lorsqu’un regard se tourne vers elle car je me crois découverte. Je me nourris de vos histoires, de vos petits travers si doux à ma vie. Je vampirise vos expériences et les adopte comme étant miennes. À travers vous, je vis, je ressens.
L’arrivée impatiente du serveur avec la facture provoque une cassure et me sort de ma rêverie béate. Mon café est terminé et avec lui mon alibi. Je dois partir après cette grande journée à avoir contemplé la faune de mes semblables. Je n’ai pas dit un mot, je n’étais que spectatrice. Je suis restée protégée dans ma tour froide d’observation.
Je me tourne vers mon compagnon de voyage silencieux et inerte. Celui à qui je confie tous mes secrets et mes expériences. Il me donnera beaucoup de photographies et des preuves de voyages à raconter à mes amis. Malheureusement ses rouages et sa lentille ne pourront se souvenir de la chaleur du lieu, de son odeur épicée et de la cacophonie des voix. Dans ma mémoire défaillante, je sais que le souvenir s’estompera graduellement.
Je suis témoin solitaire d’un après-midi merveilleux.