Il n’est entré dans cette tente de charlatan que pour fuir les bruits de la foire, beaucoup trop bruyants pour lui. Sa femme et sa fille vont sûrement le chercher, mais tant pis! Il a besoin d’un peu de calme. Il parcourt distraitement le petit marché de vendeurs de rêves. Il envie un peu les gens qui n’hésitent pas à aller se faire raconter leur avenir sans aucune crainte. Il craint de ne pas être satisfait de l’avenir qu’on voudrait lui choisir. Il voudrait pouvoir décider par lui-même.
Une petite femme, très belle, le regarde de loin, un sourire aux lèvres. Elle semble vieille et jeune à la fois. Il marche vers elle. Comme dans un rêve, elle lui dit qu’elle sait ce qu’il cherche et qu’elle peut le lui fournir, mais qu’il devra la payer et ne plus jamais revenir ! Il accepte, et elle sort d’une boite de bois une espèce de grande loupe sans monture et une carte. Elle lui explique qu’il doit se rendre à un endroit précis et que lorsqu’il y sera, il devra diriger cette loupe sur les chemins qui se présenteront à lui. Il devra choisir lui-même l’un de ces chemins, et son avenir se réalisera.
Il est reparti, son trésor dans la poche, retrouver sa famille qui faisait la fête près des manèges.
8
Plusieurs jours plus tard, il contemple la loupe d’un air rêveur. Il ne l’a pas encore utilisée, il a manqué de courage, mais demain sa femme et sa fille partent pour la fin de semaine et il sera seul. Il ira voir son avenir, comme le lui a affirmé la voyante, il saura enfin ce que lui réserve la vie.
Le lendemain, en voiture, il a pris la route des plaines et ensuite la première petite route de terre à sa gauche. Il conduit jusqu’à très tard dans la nuit pour arriver au bout, comme le lui a dit la vieille dame. Il fait noir maintenant et il décide de dormir dans la protection de son auto pour continuer la route le lendemain.
Au réveil, il aperçoit devant lui le sentier de terre battue que la diseuse de bonne aventure lui avait décrit. Il commence sa longue marche. Autour de lui, la plaine est interminable et jaunie par les saisons. Elle s’étale à perte de vue, lui paraît-il ! Il croit marcher pendant des heures quand, enfin, il découvre une croix étoilée en gravier. Neuf petits sentiers se croisent en un point central. Il s’approche du centre avec une sorte d’angoisse. Quelqu’un a tracé des flèches avec des pierres de couleur vers chacun des trajets. Le sentier d’où il arrive n’a pas de numéro, mais à sa droite commence le numéro 1. Puis, vient le numéro 2, le numéro 3 et ainsi de suite pour finir à gauche du sentier par le numéro 8. Inutilement, un banc se dresse à sa gauche, entre les routes 6 et 7, comme s’il attendait quelqu’un. Sur la droite, directement devant le banc, un vieux puits muni d’un seau se dresse. Le puits semble d’un autre âge, d’un autre temps.
Il regarde le ciel bleu sans nuage au-dessus de lui. Il tend l’oreille; pas un seul son, pas un souffle de vent, même pas un vague chant d’oiseau perdu à l’horizon. Pendant un instant, devant ce triste décor, il se demande ce qu’il est venu y faire au juste.
Il regarde la loupe qu’il tient à la main. Il a besoin d’un peu de courage avant de commencer à regarder son avenir. Il se dirige vers le puits et, d’un geste lent, laisse tomber le seau dans le trou. Il entend le bruit du seau lorsqu’il frappe la surface de l’eau. Il a soif, et il sait d’avance que l’eau sera fraîche et bonne. Il tire sur la vieille corde échevelée par tous ces « montes-et-descend » dans l’eau. Le seau arrive, plein à ras bord, et il boit à même le contenant.
Il est prêt à voir ses nouvelles vies. Il se place au centre du carrefour et lève la lentille vers la route numéro 1. Le centre de la loupe passe de l’opaque au clair pour ensuite refléter des images.
Il se voit déprimé, au bord de la faillite, il a perdu son travail. Il voit sa femme et sa fille partir loin de lui. Il voit sa dépression et sa décrépitude. Il se voit seul et abandonné de tous. Il sent que c’est la vie qui est devant lui s’il n’essaie pas de la changer.
Il abaisse la lentille subitement, il ne veut pas de ce futur, ça c’est certain! Il espère que les autres options seront meilleures que celle-ci. Sans attendre, il lève la loupe vers la route numéro 2.
Il voit sa famille heureuse et joyeuse. Ils ont beaucoup d’argent, il a gagné à la loterie. Tout est amusant et frivole, puis il voit la noyade de sa fille, les funérailles, sa peine et celle de sa femme. Il voit sa femme devenir vieille avant l’âge et lui-même malheureux de n’avoir pu voir son unique fille grandir.
Il verse des larmes lorsque la lentille revient dans sa poche de veston. Il a peur de regarder à nouveau une autre voie. Il sait sa fille en vie et en santé, mais il a l’impression de pleurer vraiment sa mort. Il va s’asseoir sur le banc, si accueillant maintenant qu’il en a besoin. De sa place, il vise la lentille vers la route 3. Une petite vie tranquille s’y miroite. Il se voit aller au travail jusqu’à sa retraite, sa fille le rend heureux, sa femme l’exaspère et il ne fait rien qui le rende fier de lui. Cette vie est d’un ennui mortel. Une grande lassitude l’envahit. Au fond de lui, il rêve de gloire et de bravoure, et le reflet de cette vie lui montre les prochains jours ennuyeux à venir.
La soif l’attire encore une fois vers le puits. D’un geste un peu brusque, cette fois, il lance le seau dans le fond, attendant encore une fois le son qui lui répondra bientôt. Il tire de toutes ses forces le seau rempli pour y boire goulûment.
Il a bu un peu de courage pour affronter les autres scénarios qui s’offrent à lui. Quatrième essai. Le décor est tout autre. Une mer bleue et huileuse s’étend devant lui. Il est sur un bateau, et il se dore sous le soleil de l’Atlantique. Il voit des ports et des femmes différentes à chacun. Mais où sont donc sa fille et sa femme ? Sa fille a aussi une petite fille qui la rend fière. Il est devenu grand-père? Mais il n’est pas là pour la voir très souvent. Sa femme est avec un autre homme qui semble être gentil avec elle, mais il se sent agressif et amer envers cet homme, qui lui a enlevé sa femme. C’est pourtant lui qui a tout abandonné, il ne peut lui en vouloir à elle d’avoir voulu être aimée.
Maintenant assis au centre des carrefours, il rêve de la mer bleue, essayant de calmer sa fureur envers cet homme dont sa femme est éprise et qui prend soin d’elle comme lui-même ne l’a jamais fait.
Il est prêt pour une autre vie, comme cela sans attendre, avec impatience et ardeur, il lève la loupe avec défi vers la route 5. Il se voit assis confortablement devant la télévision, dans une très belle maison. Une femme vient près de lui, le cajole et l’embrasse. Elle est tendre et elle sent le jasmin. Il la désire impatiemment et il n’a plus de souvenir amer envers celle qui est maintenant son ex-femme. Il voit sa fille souvent et partage son intense tristesse de ne jamais pouvoir avoir d’enfant. Il aurait tant aimé être grand-père.
Il sourit ironiquement. Sa femme ne le laissera jamais marier une autre femme avant de lui arracher les yeux et de l’empoisonner à l’arsenic. Ce futur ne risque pas d’arriver ! Il se sent las, peut-être devrait-il arrêter ce jeu. Ne devrait-il pas garder un peu de surprise et marcher sur une des routes qu’il n’a pas encore vues, juste pour en avoir la réelle surprise ?
Il sait que la curiosité sera la plus forte, et il s’incline devant sa supériorité. Il dresse la lentille au-dessus de sa tête et il fait volte-face brusquement. Il ouvre les yeux, et le petit sentier est devant lui; par curiosité il regarde dans le verre et n’y voit rien. Bien sûr qu’il n’y a rien, pauvre fou, c’est de là que tu arrives, marmonne-t-il pour lui-même. Il ne voit que le vide, ni froid ni chaleureux.
Un petit breuvage serait le bienvenu ! Cette fois, il prend son temps, regarde le vieux seau de tous les côtés avant de le laisser tomber au fond. L’eau est toujours aussi fraîche. Il s’en verse un peu sur la tête, espérant rafraîchir du même coup ses idées. Il sent son estomac le tirailler et lève précipitamment la glace vers la route 6, pour oublier un peu sa faim.
Il se voit en très mauvais état. Il a eu peine à se reconnaître tant il a grossi. Il est presque obèse. Il voit le visage dégouté et inquiet de sa femme se poser sur lui. Il n’a pas envie de faire d’effort. Il a envie de rester là, sans bouger. Il se voit marcher péniblement pour se rendre au bureau, une douleur le terrasse. Il se voit mourir dans la rue à 42 ans à peine, sans personne autour de lui pour lui tenir la main. Encore une fois il est triste, mais cette fois pour sa famille qu’il a déçue par ses actions ou ses manques d’actions. Il ne se croyait pas si avachi et paresseux.
Peut-être la prochaine vie sera-t-elle plus à sa mesure. Il ferme les yeux un instant pour se préparer à la prochaine vision qu’il aura sur la route numéro 7.
Cette vie ressemble en tout point à celle de la route numéro 3; une petite vie tranquille et sans surprise, sauf qu’il a changé de travail. Il est maintenant orfèvre, un ancien rêve d’enfance. Mais le reste de cette vie est vraiment trop banal pour lui plaire !
Cette fois, c’est le comble ! Il sent monter l’amertume et la rage dans le fond de sa poitrine. Ces vies sont une caricature de la réalité ! Ce ne peut être vrai ! La vie ne peut pas être toujours aussi déprimante et monotone !
Il lui reste sa dernière chance. Il a peur de soulever la lentille. Il espère que la route 8 sera la bonne. Sa main tremble un peu quand il lève la lentille vers la route devant lui.
Cette fois il n’est pas déçu. Il se voit, parcourir le monde avec sa fille et sa femme. Il se voit réaliser tous ses rêves grâce à l’argent qu’ils ont gagné. Il semble heureux, mais il ne se sent pas heureux. Il y a encore comme un vide en lui qui lui fait un peu peur. Il sent cette vie vide et inutile, sans défi et sans but.
Le film a pris fin, et il n’a pas décidé ce qu’il allait choisir. Le banc l’appelle et il vient s’y asseoir. La dernière vision dépasse de loin les autres, mais elle ne lui convient pas, car il sait d’avance ce qu’il trouvera dans cette vie. La surprise est morte. Qu’il choisisse n’importe laquelle de ces routes, il saura toujours ce qui arrivera ! Il ne veut plus savoir. Il veut oublier.
Peut-être un peu de fraîcheur lui apportera la réponse à toutes ses questions. Le puits impassible, témoin de ses tourments, lui offre avec gentillesse son eau pure. Il lance le seau dans le trou et il entend l’eau des profondeurs lui répondre. Il tire le seau rempli vers lui, salivant déjà. Il tire fort et à peine l’a-t-il tiré hors du trou que la corde s’emmêle à son poignet, il échappe le seau plein dans le trou et, du même coup, il est précipité avec lui.
Avec un sourire de surprise aux lèvres, il attend avec impatience le bruit qu’il fera quand il touchera le fond.